Intense voyage dans l’art abstrait

neuchâtel Plus de 40 ans après l’avoir découvert à Art Basel et exposé, la galerie Ditesheim & Maffei accueille à nouveau les toiles de José Guerrero.

PAR CAMILLE PELLAUX

François Ditesheim, Tony Guerrero, Patrick Maffei et Josep Aubert devant «Frigiliana», une oeuvre de 1985. SPFrançois Ditesheim, Tony Guerrero, Patrick Maffei et Josep Aubert devant «Frigiliana», une oeuvre de 1985. SP

L’attente est fébrile ce jeudi 23 septembre à la galerie Ditesheim & Maffei, à Neuchâtel. Rien de plus normal quand sont attendus l’ambassadeur d’Espagne et de nombreux admirateurs, pour le vernissage d’une figure majeure de la peinture espagnole, José Guerrero. Son fils et son gendre, responsables de la succession de l’artiste, décédé en 1991, ont même fait le déplacement. Entretien croisé avec François Ditesheim et Tony Guerrero, le fils.

Une intelligence avant tout visuelle

«Mon père n’était pas un intellectuel. Il était assez primitif. Il adorait lire, mais son intelligence était avant tout visuelle, orientée vers la nature et sensuelle. Il sentait les choses, les êtres. En somme, il était très instinctif», raconte Tony Guerrero, le fils de l’artiste.

Un bref aperçu sur les toiles puissantes et colorées qui emplissent la galerie dans cet accrochage à grandes respirations ne démentira pas le constat que donne Tony du caractère de son père. Instinctive, la peinture de José Guerrero l’est sans nul doute.

Apposée d’une gestuelle ample, définissant des surfaces comme autant de mondes et d’idées en bataille, elle range indubitablement l’artiste parmi les expressionnistes abstraits pratiquant le colorfield painting.

Mais ce fut un long voyage avant qu’il n’embrasse ce style pictural.«La vie de mon père est comme un cercle, qui débute en Espagne, s’élargit à l’Europe avec de nombreuses expositions où il se confronte au monde, puis aux Etats-Unis où il peint et expose avec Robert Motherwell, Mark Rothko et Franz Kline, qui deviennent ces amis», poursuit Tony Guerrero.

«Cela a un impact très fort sur sa peinture, faisant de lui un représentant important de l’expressionnisme abstrait. C’est comme une explosion à cette époque».

Retour et reconnaissance en Espagne

Il suffit de jeter un œil aux monographies de l’artiste pour s’en convaincre. La rupture est en effet assez nette entre ces œuvres de 1948-1949, encore très figuratives et celles du début des années 1950, quand il a désormais déposé ses valises à Manhattan. Même si François Ditesheim rappelle que l’artiste se «sentait perdu à New York, qu’il avait beaucoup de mal face à l’immensité et au déracinement de sa campagne proche de Grenade», Guerrero se familiarisera bien vite avec l’effervescence qui règne dans la Grande pomme au contact de ces figures tutélaires qu’étaient Rothko ou Motherwell.

Passé par expositions ou collections dans les plus grandes institutions (MoMA, Whitney Museum, The British Museum, Guggenheim, Museo Reina Sofia…), il revient alors en Espagne en 1965, enchaînant les va-et-vient entre les États-Unis avant de définitivement s’y fixer à partir de 1975: «Franco meurt et revenir en Espagne a été très excitant pour lui. Il monte alors des ateliers et partage son expérience avec de jeunes artistes, qui ont grandi sous Franco et ont découvert soudainement un vent de liberté.»

Le peintre est alors, dans le regard ému de son fils, devenu un exemple pour la nouvelle garde, quelqu’un qui s’est affranchi des barrières culturelles pour explorer le monde de l’art. Après sa mort, sa ville d’origine, Grenade, lui consacrera un centre, témoignage évident de l’empreinte que laisse toujours José Guerrero sur le monde de l’art.

Galerie Ditesheim & Maffei

Rue du Château 8, à Neuchâtel,

jusqu’au 14 novembre. Ouvert du mardi au vendredi 14h à 18h, le samedi 10h à 12h et14h à 17h et le dimanche 15h à 18h.

Un art en lutte

Né en 1914, José Guerrero aura connu tous les bouleversements du 20e siècle, à commencer par la guerre d’Espagne. «La guerre civile a eu un impact très fort sur mon père. Durant cette période, sa mère ne s’habillait que de noir et cela l’a ébranlé, mais aussi sa peinture».

Le noir, qui occupait largement sa palette dans les années 1950 pour s’estomper graduellement, ou plutôt être contenu par la couleur, à l’image de plusieurs des œuvres exposées, s’inscrit dans la mémoire de Tony Guerrero comme «l’expression de ce qui devait sortir de lui. Quelque chose de triste et puissant». En déambulant dans la galerie, c’est également le sentiment qui prédomine, celui d’assister à des forces en lutte, des souvenirs aux émotions, intensément vécues dans et au travers de la peinture. Le public y sentira peut-être aussi le poids de l’histoire, d’un moment précis de l’art qui a fait florès, mais qui ne nous empêche pas de penser, à l’instar de son fils: «Je viens ici et je vois tellement de couleurs. À chaque période de ma vie, je les découvre différentes».